Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

dimanche 4 septembre 2016

Dinu Lipatti

            « Le salon de Marie-Blanche de Polignac, rue Barbet-de-Jouy, était plein de monde ; des robes de satin, de velours, des smokings frôlaient Pauline. Ses parents l’avaient amenée avec eux pour ce concert, car Dinu Lipatti était un ami, et il avait demandé qu’elle soit là pour l’écouter. Il n’avait qu’une quinzaine d’années de plus qu’elle, et l’appelait sa “ petite sœur ”.
            Quand il s’installa au piano – sa présence apportait enfance et gravité -, c’est par une respiration, ce silence avec lequel presque tout Bach commence, qu’il débuta la Partita n˚ 1, en si bémol majeur.
            Le silence est le creuset de toute musique.
            Une étonnante communion reliait tous ceux qui étaient là : un temps comme à l’intérieur du temps, celui de Bach, avait commencé.
            Puis ce fut Scarlatti, sa sonate en mineur.
            Dinu Lipatti retira ses mains du piano et les posa sur ses genoux. Le jeu avec lequel il avait servi cette musique était tellement au-delà de toute transparence jamais perçue qu’en Pauline une corde se rompit. Autour d’elle, les grandes personnes émergeaient, les yeux brillants de larmes.
            S’il vous regardait de face, Dinu Lipatti vous éclairait de son regard. De profil, il fendait l’air, tel l’ange des Annonciations dans la peinture primitive.
            De vrais musiciens étaient là, les meilleurs des auditeurs, Nadia Boulanger, intimidante, austère, Jacques Février, mondain, Francis Poulenc, Marie-Blanche de Polignac, tous laminés par la même impression d’avoir franchi un seuil, au-delà.
            Car Dinu Lipatti – Pauline l’avait entendu dire : “ Ne vous servez pas de la musique, servez-là ” - n’abordait l’œuvre qu’à travers une préparation intérieure, et ce qu’il transmettait était une offrande.

            Quelques jours après le concert, ils fêtaient Noël, autour d’un oranger orné de boules brillantes et dans la lueur de multiples bougies. On sonna. C’était lui, Dinu Lipatti.
            - Je viens vous faire mes vœux et vous apporter mon cadeau. Les personnes qui vivent et travaillent dans la maison peuvent-elles venir aussi ?
            Léon, Maurice, François, tous se retrouvèrent avec eux. Dinu Lipatti se mit au piano et joua le choral Jésus, que ma joie demeure, très au fond des touches, silencieusement, et avec une détermination sans appel. Puis il s’en fut.

            En septembre 1950, on apprit sa mort ; il avait trente-trois ans. Il y eut alors un extraordinaire pèlerinage à sa demeure, rue des Chaudronniers, à Genève ».

Sabine de Muralt, Tout un monde, Paris, Gallimard, 2004, p. 89-91.


À ces lignes, nous ajouterons seulement un lien vers un enregistrement de Dinu Lipatti :

https://www.youtube.com/watch?v=R0085wPebZc

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.