Benozzo Gozzoli, Le triomphe de saint Thomas d'Aquin, 1471

lundi 25 avril 2011

Claude Lorrain, « Noli me tangere »

            […] elle se retourna, et elle vit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : « Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai ». Jésus lui dit : « Marie ! » Se retournant, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni ! » - ce qui veut dire : « Maître ». Jésus lui dit : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. »[1]

            Né à Chamagne, en Lorraine, au début du XVIIème siècle, Claude Gellée mourut en 1682. Il a donc environ quatre-vingts ans en 1681, lorsqu’il peint cette apparition du Christ ressuscité à Madeleine, qui est son dernier tableau connu. En raison de sa date et de son sujet, nous sommes amplement fondés à considérer cette œuvre comme le testament pictural et spirituel du grand Lorrain. S’il ne montre plus la même maîtrise technique qu’autrefois, ce tableau délivre pourtant un message précis, qui dépasse amplement le plan purement esthétique, et révèle ce qu’il y a de plus profond dans la production antérieure de l’artiste. Il semble en effet nous dire que les paysages et les ports baignés de lumière que Claude laisse à la postérité ne trouvent leur sens que dans ce jardin qui jouxte le Saint-Sépulcre, où Jésus se montre sans se laisser toucher, parce que cet espace n’est lui-même que l’antichambre du paradis, où les élus verront face à face le Dieu de lumière, et où leur humanité ressuscitée et glorieuse vivra dans une nature réconciliée qui leur sera comme un corps de surcroît.

Claude Lorrain, Noli me tangere, 1681.
Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut.


Vous trouverez ici la liste des tableaux et des dessins de Claude Lorrain que nous avons présentés sur ce blog, et que nous avons disposée selon l’ordre chronologique de la vie du peintre :
http://participans.blogspot.fr/2012/07/regards-sur-quarante-tableaux-ou.html

[1] Jn 20, 13-17.

samedi 23 avril 2011

Nicolas Poussin, « Descente de Croix »

            Au premier plan, le cadavre du Christ, exsangue et meurtri, mais sans traces extérieures de sang, comme s’il l’avait entièrement versé pour la rédemption des pécheurs. Il est représenté en diagonale, reposant en partie sur un support de bois à peine distinct. Les traits du visage, mais aussi le coloris de la peau sont très nobles, dans des tons blancs et jaunâtres, soulignés par le blanc pur du linge qui entoure les jambes et le dos. Deux angelots sont à ses pieds, l’un tenant la couronne d’épines, et l’autre baisant la jambe gauche. En surplomb, la Vierge Mère vêtue de bleu sombre, et saint Jean, le disciple bien aimé, en vermillon. Derrière l’Apôtre, dans une nuance à peine plus sombre, la clamyde écarlate dont les soldats du prétoire avaient affublé le Sauveur. Rouge, bleu, blanc : comme toujours chez Poussin, les personnages principaux, qui sont ici presque les seuls, sont traités en couleurs pures ; il nous semble qu’elles symbolisent respectivement, pour Jean et pour Marie, la charité et la compassion, celle-ci étant entendue comme participation très profonde à l’obscurité divine de la Passion qui vient de s’achever. Bien évidemment, il n’y a pas de jaune ni d’or, couleurs de gloire qui n’ont pas de place le Vendredi Saint. Le corps de Jésus tend vers le blanc ; certes, ce choix pictural était obligé pour l’artiste ; mais si le traitement que lui donne Poussin laisse voir, d’un côté, des chairs ravagées par la violence des coups subis, la tonalité d’ensemble semble déjà presque apaisée : le grand œuvre de l’expiation vicaire est désormais accompli.
            La même synthèse de réalisme et de symbolisme se retrouve au deuxième plan. Deux poteaux de croix s’élèvent de part et d’autre de la scène, et l’échelle qui a servi à descendre le corps du Crucifié est encore adossée à l’instrument de sa mise à mort. Une immense pièce de drap, pourtant, pend de l’un des bras de la Croix, et l’une de ses extrémités est accrochée à l’un des paliers de l’échelle. Quel est-il, et d’où vient-il ? Deux indices nous permettent de risquer une hypothèse. Le plus frappant est sans doute sa couleur et sa situation, qui répondent à celles du corps de Jésus : mêmes nuances blanches et jaunâtres quant à la première, position en chiasme quant à la seconde. L’autre indice, plus léger il est vrai, nous est livré par les murailles de Jésuralem, que l’on devine à l’arrière-plan droit. Ce drap blanc, si semblable au Crucifié, ne serait-il pas, alors, le voile du Temple, dont saint Matthieu nous dit qu’il se déchira lorsque le Christ expira[1], et que  - au-delà bien sûr du texte inspiré -  le souffle ou les anges auraient transporté sur le Golgotha ? L’auteur de la lettre aux Hébreux écrit en effet ceci :

Ayant donc, frères, l’assurance voulue pour l’accès au sanctuaire par le sang de Jésus, par cette voie qu’il a inaugurée pour nous, récente et vivante, à travers le voile – c’est-à-dire sa chair – , et un prêtre souverain à la tête de la maison de Dieu, approchons-nous avec un cœur sincère, dans la plénitude de la foi, les cœurs nettoyés de toutes les souillures d’une conscience mauvaise et le corps lavé d’une eau pure[2].

Si notre interprétation est correcte, alors Poussin a voulu signifier que le vrai Temple est le corps de Jésus-Christ qui, même mort, est uni hypostatiquement à la Personne du Verbe, et que cette mort nous ouvre « l’accès au sanctuaire » où Dieu se montrera tel qu’il est en lui-même. Alors le cadavre qu’entoure la piété de Marie et de Jean est déjà une promesse de sa résurrection, puis de la nôtre.

Nicolas Poussin, Descente de Croix, 1630.
Saint-Pétersbourg, Musée de l'Ermitage.



[1] Cf. Mt 27, 50-51 : « Or Jésus, poussant de nouveau un grand cri, rendit l’esprit. Et voilà que le voile du Sanctuaire se déchira en deux, du haut en bas ; la terre trembla, les rochers se fendirent ».
[2] Hb 10, 19-22.

jeudi 14 avril 2011

Claude Lorrain, « Paysage avec vue sur le Mont Soracte »

Claude Lorrain, Paysage avec vue sur le Mont Soracte, s.d.
Genève, Collection privée Jean Bonna.



Vous trouverez ici la liste des tableaux et des dessins de Claude Lorrain que nous avons présentés sur ce blog, et que nous avons disposée selon l’ordre chronologique de la vie du peintre :
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mercredi 13 avril 2011

Claude Lorrain, « Paysage littoral avec un combat sur un pont »

            À l’avant-plan, des bergers s’enfuient avec leur troupeau, sans doute car deux groupes d’hommes armés se battent sur un pont qui enjambe, un peu en arrière, un fleuve côtier. La nature est agitée aussi, car un vent puissant secoue les arbres de droite à gauche du dessin, et les oiseaux marins semblent, eux aussi, bousculés par le souffle d’air. Mais l’ensemble est parfaitement balancé, les deux arbres mis en évidence se répondant, et venant encadrer et équilibrer tous les autres éléments, c’est-à-dire le bosquet triangulaire à gauche, la bande de terrain avec les hommes et les animaux à l’avant-plan, la diagonale du pont animée par la bataille, la portion de mer, l’esquisse du littoral fortifié à l’arrière-plan droit, et le ciel.

Claude Lorrain, Paysage littoral avec un combat sur un pont, s.d.
Genève, Collection privée Jean Bonna.

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mardi 5 avril 2011

À propos du « Jugement de Salomon » de Nicolas Poussin

       Une lectrice de ce bloc-notes conteste l'interprétation du Jugement de Salomon[1] de Poussin que nous avons proposée le 30 mars dernier sur un point central, à savoir l’identification des deux femmes qui se querellent en-dessous du trône royal. Pour notre correspondante, la bonne mère serait celle qui tient l’enfant mort et manifesterait sa colère en face de l’injustice que lui a faite la mauvaise mère, qui, après s’être emparée de l’enfant vivant, adresserait maintenant, en toute mauvaise foi, des supplications au roi. À l’appui de sa thèse, notre interlocutrice propose deux indices : la mauvaise mère est représentée de dos, parce qu’elle ne mériterait pas d’être vue de face ; et la bonne mère exprimerait sa juste colère, passion vertueuse dont l’artiste se plairait à peindre l’expression sur le visage de cette femme.
            Que penser de cette objection, dont nous remercions l’auteur ? Nous lui concédons que la reconnaissance des deux femmes ne va pas immédiatement de soi dans ce tableau, ainsi que l’a bien vu un grand spécialiste de Poussin, Antony Blunt :

Poussin a commis une erreur inexplicable dans cette composition en représentant la mauvaise mère portant son propre enfant mort. Il est en effet indispensable, dans le récit biblique, que ce soit la bonne mère qui tienne celui-ci dans ces bras[2].

Comme notre lectrice, Blunt suppose que le texte biblique exige que les deux femmes paraissent devant Salomon avec l’enfant qui était le leur après la substitution opérée par la mauvaise mère durant la nuit ; mais, à l’opposé de cette même lectrice, le célèbre historien d’art britannique voit dans la femme suppliante la bonne mère, et dans la femme en colère, la mauvaise mère.
            À notre avis, la péricope du premier livre des Rois n’implique pas du tout ce postulat, pour la raison évidente que les deux femmes sont en litige et qu’elles ont pu échanger maintes fois leurs enfants avant de venir au palais royal, de sorte que rien ne permet ni à Salomon ni à ses conseillers de discerner a priori laquelle des deux femmes ment, et laquelle dit la vérité. C’est d’ailleurs bien cette totale incertitude qui va, en cet instant, faire éclater la sagesse du monarque inspiré. Mais pour en revenir à la représentation que Poussin donne de la scène, soulignons que Blunt propose la même identification des deux mères que nous.
            Un autre spécialiste de Poussin vient à l’appui de notre solution. Oskar Bätschmann note en effet ceci :

S’écartant du texte biblique comme elle s’éloigne de la tradition figurative, cette peinture présente des difficultés puisque Poussin a placé l’enfant mort ente les mains de la mère qui ment alors qu’il devrait se trouver, à ce moment précis, entre les deux femmes. Comme en témoignent les libertés qu’il prit vis-à-vis de la tradition, Poussin ne voulut ni raconter une histoire ni représenter le moment de la plus grande tension. Il voulut confronter le premier jugement de Salomon et les réactions qu’il suscita – celui qui, révoltant, implique que l’on divise l’enfant vivant – à l’allégorie d’un jugement légitime fondé sur la connaissance de la vérité. Comme l’a bien remarqué Grautoff, la symétrie des architectures et la position de Salomon qui se trouve légèrement à gauche du centre produisent l’image du juste examen (celle-ci de contredire l’injustice et la cruauté du premier verdict). À côté du trône, les mères, les soldats et les conseillers du roi exposent les réactions que suscita ce verdict injuste et cruel pour tous sinon pour celle qui ment. Rubens se contentait d’insinuer les conséquences du premier verdict. Les couleurs et la position des enfants de Poussin exposent clairement la justice et les effets de la seconde sentence. La vraie mère est habillée de blanc, de jaune et de bleu ; le soldat tient son enfant de telle manière qu’il semble surgir d’entre ses mains ouvertes ; le teint grisâtre, la mère menteuse revêt au contraire le désagréable contraste du vert et du rouge[3].

Voici donc une seconde auctoritas  - eût-on dit au Moyen âge -  qui vient corroborer notre lecture de ce tableau. Nous insisterions, pour notre modeste part, sur trois indices :

  1. Nous avions déjà mis en évidence la symbolique des couleurs utilisées ici par Poussin. Comme M. Bätschmann, nous sommes frappé par la continuité entre les couleurs célestes (blanc, jaune et bleu) de la robe du roi et des marbres qui entourent le trône, et ces mêmes couleurs qui se retrouvent sur les vêtements de la mère suppliante.
  2. En second lieu, une telle scène, c’est-à-dire un jugement rapporté dans un texte biblique, ne peut pas ne pas jouer sur la symbolique des côtés : la droite, qui désigne les justes ; et la gauche, où seront les réprouvés.
  3. En troisième lieu, les gestes et les positions des trois personnages principaux expriment bien cette situation. Salomon pointe l’index de sa main droite vers la bonne mère, comme pour lui signifier qu’elle est dans son droit, au lieu qu’il relève l’index de sa main gauche, comme pour dire que la mauvaise mère doit être abandonnée à son destin, étant elle-même responsable de la mort de son enfant. Dans cette logique, au rebours de notre lectrice, il nous semble tout à fait normal que la bonne mère soit vue de dos, car elle est en train de supplier Salomon de sauver l’enfant vivant qui est le sien, même au risque de le remettre à la mauvaise mère et de devoir le perdre. Au contraire, la mauvaise mère continue d’exhaler sa colère de mauvaise foi et d’insulter sa compagne. Plus profondément, la bonne mère se met ainsi elle-même dans un rapport de dépendance verticale vis-à-vis du roi qui incarne la seule possibilité de salut pour son enfant, ce pourquoi elle se tourne vers le trône, au lieu que la mauvaise mère reste comme étrangère à la présence royale.

De cette manière, les gestes, les couleurs, et surtout le triangle où s’inscrit toute l’action font de cette œuvre une épiphanie de la justice et de la sagesse divines incarnées par Salomon.


[2] A. Blunt, Les dessins de Poussin, trad. fr. de S. Schnall, Paris, Hazan, 1988, p. 72.
[3] O. Bätschmann, Poussin, Dialectiques de la peinture, trad. fr. de C. Brunet, [Idées et recherches], Paris, Flammarion, 1994, p. 92.